Le groupe d’Ingrid Laubrock Anti-House se compose de la saxophoniste et clarinettiste basse Berlinoise Ingrid Laubrock et de ses « voix préférées de la scène créative New Yorkaise » : le batteur américain Tom Rainey, de la guitariste américaine Mary Halvorson, et la pianiste canadienne Kris Davis. Déjà venus au CEAAC pour Jazzdor en soirée l’an dernier, leur dernier disque est « Roulette Of  The Craddle ».

Je me souviens que l’an dernier, venant de dîner, je m’endormais pendant les parties contemporaines, puis me réveillais violemment aux interventions de Tom Rainey.

A 17 h au moins suis-je bien réveillé cette année.

Ils commencent par « Face The Piper » avec le ténor d’Ingrid Laubrock, puis la batterie ajoute des chutes rythmiques par à coup (https://www.youtube.com/watch?v=0n0E5raIsEU). La musique alterne entre discours clair et brouillage rythmique comme deux forces s’affrontant : saxo/ piano contre guitare allongeant les effets rythmiques secs de la batterie de ses riffs, liant discret entre les deux camps  / batterie sur les roulements de Tom Rainey, mais finalement  après la première poussée, les deux éléments s’imbriquent bien ensemble. Voir les choses ainsi permet d’essayer au moins de comprendre le groupe comme un tout homogène.

Kris Davis joue du piano d’un bout à l’autre, contemporaine, le saxo s’immisce et la batterie est un peu plus légère sur les cymbales entre leurs tremblements harmoniques, les prolongeant vers une autre dimension.

Depuis le Free Jazz d’Ornette Coleman et même ses œuvres antérieures, l’essentiel n’est plus toujours de jouer ENSEMBLE mais AVEC, ce qui a libéré la batterie et chaque instrumentiste!

Et plus encore chez le saxophoniste allemand Peter Brötzmann dans le documentaire  RAGE, UN PORTRAIT DE PETER BRÖTZMANN de Bernard Josse et Gérard Rouy qu’on a pu voir à Jazzdor en 2012, son pianiste disait même que pour lui il était « plus intéressant de s’opposer, jouer CONTRE les autres, voire faire le contraire (suivi ou non), plus que de les rejoindre, et prendre une autre direction s’ils le suivaient », ce qui est un point de vue plus radical encore!

Ce n’est cependant pas le cas ici, car parfois ils se retrouvent dans un unisson commun qui semble alors d’une évidence harmonique plus grande et limpide encore après la lutte sur un crissement de cymbale.

La guitare de Mary Halvorson (qu’on entend le moins dans ce groupe) émerge du magma des crépitements de la batterie pour solo, rejointe par le saxo dans un rapport à la Thélonious Monk, puis le saxo reprend le dessus.

J’arrive mieux à rentrer dedans que l’an passé où je m’endormais d’ennui puis la batterie me réveillait en sursaut avec l’impression d’avoir crié de terreur dans un cauchemar réel mais le cri était poussé par le saxophone.

Ça reprend après la batterie en staccato de saxo.

Le jeu de piano de Kris Davis est piqué du haut vers la touche en appuyant très fort, parfois à un seul doigt, puis sur toute la longueur du clavier comme une vague ininterrompue sur la tempête de Tom Rainey, mais aussi avec aussi l’expressionnisme accompagnant un film muet sans images, avec une grande force dramatique où SE joue un drame irrésolu. Si on le prend comme cela, ça en devient presque drôle, d’un humour grinçant Berlinois d’entre-deux guerres!

Entre Halvorson, le piano et Laubrock au saxophone, si ça devait ressembler à une école de piano jazz, ce serait au Troisième Mouvement de Lennie Tristano, mais qui aurait troqué Bach comme référence classique pour les plus contemporains Stravinsky ou Schönberg, voire Berg ou le piano préparé de John Cage puis rencontré dans ses élèves (Lee Konitz & Warn Marsh saxophones, Billy Bauer guitare pour Tristano, dont Halvorson n’est pas si loin par moments) le Free Jazz et l’intensité rythmique des musiques nouvelles issues du Rock!

C’est quand ça joue ensemble, fût-ce vers des directions différentes, tirant chacun à hue et à dia la couverture vers soi, hurlant, tapant, martelant ou grattant que c’est le plus fort. Quand les énergies contagieuses se rejoignent soudain pour ne plus faire qu’une.

Parfois la guitare semble rentrer/ s’insérer dans le piano et le saxo n’être qu’un souffle du vent  passant sur eux.

Tom Rainey joue d’étranges baguettes avec Laubrock, l’un déroutant l’autre, mais paradoxalement ils ne marchent pas sur leurs plates-bandes, construisent une étrangeté à deux qui soudain avance dans une histoire où chacun tient sa place, le piano faisant clavier et la guitare sur ses grosses cordes la basse, donc parfois pas en fonction de l’instrument mais de l’effet produit.

Quand on le prend comme cela, c’est une œuvre collective, du West Coast plus déjanté, plus débridé qu’au Lighthouseça jammait en maillots de bain le dimanche d’après Chet Baker (Comme si j’étais un ange) : « Chaque dimanche, il y avait une (jam) de quatorze heures à deux heures du matin dirigée par Howard Rumsey (ne me demandez pas comment).et de ce fait, le seul moment où ça swinguait, c’était quand un autre bassiste le remplaçait, ce qui ne lui posait aucun problème. ».

Un hymne du Sacred Concert Ellingtonien (il arrivait à Duke de jouer UN AUTRE morceau au piano dans ses medleys que son orchestre et ça collait quand même) peut ainsi se fondre en free Coltranien mystique.

Comme sur le premier titre de son album « Meltframe »  dans  sa reprise de « Cascades » d’Oliver Nelson, Mary Halvorson utilise l’acidité supersonique de sa guitare électrique dans ses fusées puis finit dans les échos.

Kris Davis déchire une morceau de bande adhésive pour préparer le piano, assourdir certaines cordes, Ingrid Laubrock souffle à vide, Rainey joue léger de baguettes ouatées de xylophone, puis le souffle fait le paon, la percussion isolée le geste, la guitare sonne le reflet du piano tandis que Rainey racle sa batterie du bois des baguettes. Quelque chose naît à partir de presque rien, et on y assiste.

Finalement, chaque instrument peut incarner une ou plusieurs textures/effets/rôles, et Mary Halvorson dans celui de l’amplification de la batterie n’est pas si loin de Billy Bauer dans « I Love Paris » avec Charlie Parker dans sa rythmique, mais là c’est la clarinette basse qui souffle à vide, et Rainey qui assène la fin.

Arrive le Bis : la guitare se fait sanza ou use d’un bottleneck (« cou de bouteille » en verre ou en métal qui sert à glisser sur les cordes dans le blues par des effets « slide ») et d’une pédale sampler pour en prolonger les échos puis part presque en début de « Still Lovin’ You » à la cithare, magnifique intro guitare,qui est en fait l’instrument électrique/électronique/ à effets du quartet!

Ingrid Laubrock sculpte le souffle par les clés, du souffle à vide au vol d’insecte jusqu’à sa libération,tandis que Rainey joue à manipuler des objets sur ses toms,tout peut arriver, Kris Davis martèle le piano à deux doigts, puis le saxo s’ébroue sur les breaks de batterie à la baguette. Se joue ici une violente libération par la force, qui se résout par des effets communs ou équivalents tintinnabulants jusqu’au silence final.

L’attrait de ces improvisations libres est d’assister à la musique EN TRAIN DE SE FAIRE !

Et cela finit par le piano  sur le souffle lent du soprano, sur la batterie bruissante.

 

Dans le dernier morceau annoncé, chacun trouve sa place dans une progression d’arpèges baroque et libre. Chacun dans ce groupe peut prendre la place/l’effet de l’autre et c’est l’intérêt! Puis le rythme se fait même funky par accélération de la batterie et le soprano sonne celtique sur le clavier. Comme quoi en changeant les critères on peut entendre la musique autrement!

 

Second Bis : Intro de guitare sur effets, piano contemporain calme perlé de notes furtives de plus en plus fortes courant sur le clavier, puis batterie aux baguettes ouatées, rapide, jouant soit de l’ouate soit de la baguette de plus en plus vite jusqu’à la cymbale. Le saxophone soprano gazouille un peu sur la branche de la guitare frottée par les balais comme des feuilles.

Comme si dans ce paysage musical tous tendaient, par instants, aux mêmes effets, à incarner le même objet, concourir au même but, puis ont l’air de faire avancer ce tableau impressionniste vers une histoire mouvante expressionniste avec la curiosité de voir où cela va les mener, avec Laubrock passant de l’oiseau au canard caquetant en slap tongue (faisant claquer ses lèvres ou sa langue contre le bec du saxophone)  dans la tempête de la batterie de plus en plus forte, comme volant à contre sens.

La batterie lui oppose un fagot de baguettes bruissantes sur ses toms, tandis que le piano a un rôle presque électro et le saxo finit en staccato.

En tous cas, cette étrangeté inquiétante de prime abord apparaît finalement séduisante si l’on essaie de la comprendre, et je suis arrivé à entrer davantage dans cette Anti-House (dont le nom défend peut-être l’entrée trop immédiate?) cette année sans me braquer.

C’est comme tout, tant qu’on se braque à ne trouver aucun intérêt aux choses, tout reste obscur, car on allume pas la lampe de son esprit pour tenter de comprendre, de trouver un intérêt, fût-il celui purement technique du « Comment font-ils pour produire telson, tel effet ? ».

Le nom d’Anti-House serait-il à comprendre comme un refus chez chacun  du confort d’être en paix chez soi dans ses habitudes, et d’y rester, en plus d’être un groupe cosmopolite Berlino-Canado-Américain?   

 

Jean Daniel BURKHARDT


(Je n’ai pas trouvé de vidéos récentes du groupe dans ce nouveau répertoire de « Roulette Of The Cradle » mais le concert dont j’ai mis des extraits dans l’ordre vous donnera une idée du jeu live de l’Anti-House.  

Photos  Patrick Lambin