Le concert était précédé des Lauréats du Strasdor élus la veille, en danse individuelle et danse en groupe montrant la créativité de ces jeunes en danse hip-hop (photo Marian Acker)

Ce concert était la première collaboration de Jazzdor et Contretemps, samedi 10 juin au Fossé des Treize,

Boreal Bee se compose de Christophe Rocher, clarinette / Sylvain Thévenard, électronique / et le rappeur Mike Ladd, voix (France / Etats-Unis):
«Le triptyque Nos Futurs ? du duo Boreal Bee évoque les futurs, celui qu’on aimerait nous imposer, celui qui vient en prolongement de nos passés, de nos cultures, de nos rêves. Le rappeur américain Mike Ladd, adepte du spoken word, a toujours associé à son travail une notion de poésie post-futuriste, comme un nouveau courant poétique. Il ajoute ici ses machines, ses rythmes et sa voix à la musique du duo Boreal Bee pour provoquer une véritable friction entre culture hip-hop et musique électroacoustique.»


Le concert était précédé des Lauréats du Strasdor élus la veille, en danse individuelle et danse en groupe montrant la créativité de ces jeunes en danse hip-hop (photo Marian Acker)



Suivent Boreal Bee et Mike Ladd, qui depuis qu'il vit et travaille en France peut presque présenter ce spectacle en français: «Nous avons inventé cette histoire...» Dans le futur, ils imaginent des «triclones» culturels mélangés, mixés et mutants interconnectés à la fin du Monde (par exemple Benjamin Franklin, Marie Antoinette et Tailor Swift) entre 2097 et 2300 et commence sur le Pont de Brooklyn où le personnage essaie de se reconnecter à une psychologie unique et un peu d'adn au milieu de ces avatars et clones culturels imposés dans «Triclone Califates». «Les gens sont scotchés en triclones: Jeanne D'Arc, Robert Capa, Ramsès 2000. Il y a aussi un anti Tryclone Buddy Bolden» (le premier noir à avoir joué du Jazz à la Nouvelle Orléans mais finit en Hôpital Psychiatrique pour avoir un soir d'ivresse décroché le fusil du mur et fait feu sur sa belle-mère en la ratant avant d'être enregistré) dont il reste cette chanson «I Thought i Heard Buddy bolden Say» qu'il chantait pour ouvrir les fenêtres du Funky Butt Hall par Jelly Roll Morton qui se prépare à une bataille future.




Thévénard semble jouer du thérémin avec sa main s'éloignant et se rapprochant de son i-pad selon le son électro acoustique à produire, l'autre main tenant une télécommande.



La clarinette rythme en écho: «They got a new plan. The war will come.»

Quant à Christophe Rocher à la clarinette, dès «Working Man» il semble un clone du premier album de Louis Sclavis «Clarinettes» (qui avait déjà essayé des rythmiques très modernes dans Christal sur cet album) ou Sylvain Kassap 2.0, mais modernisé de façon urbaine et perdu dans cet univers de science fiction électro-acoustique commenté façon hip hop en anglais (le répertoire est en anglais, où Ladd est tout de même plus à l'aise).




«Cryo Sleep's Drifter» donne au laptop un clone de balafon et à la clarinette un clone de Sclavis en Afrique avec Aldo Romano et Henri Texier pour «Carnets de Routes» dans «Les petits lits blancs».

La mère du narrateur incarné par Mike Ladd est une «Morse Mama» et il cherche sa copine dans un nuage de «Dark Drop Trip», la nouvelle drogue qu'ils ont trouvée (peut-être une conspiration souterraine de l'Etat comme le Benway du Festin Nu de William Burroughs). La forme rendue en concert public a quelque chose dans son improvisation du cut-up utilisé par William Burroughs pour ce manuscrit découpé puis remis dans un ordre aléatoire avant publication: une autre histoire est ainsi improvisée chaque soir à partir du répertoire!



La clarinette semble jouer en tunnel et en sortir en souffle continu et double respiration à la Sclavis sur les rythmiques du laptop atterrissant des «150 étages» de triclones de Ladd.




Thévenard module par des basses afro le flot de Mike Ladd rappelant le temps d'«a pass in my way» Nyah dans «Bending New Corners» (https://youtu.be/b8UoMIxtA0k) d'Eric Truffaz. Comme Nyah, Mike Ladd fait partie des rappeurs capables de musicalité, de poésie et de jouer AVEC des musiciens live.



Dans «Home Again», Ladd change de voix pour devenir un Preacher Bluesy sur le rythme du laptop, trouvant une harmonie entre la rapidité de son flow et les deux musiciens qui l'accompagnent d'un tonnerre digital et d'une clarinette en course jusqu'au bout de son souffle pour illuster ce «world of terrorists» futur où «each second make disease my brain» sous les coups de boutoir drum'n'bass du laptop!




L'intérêt de ce projet est de donner une forme très contemporaine et neuve à ce Futur qu'on pourrait craindre, dans lequel nous sommes déjà métaphoriquement, mais que nous pourrions encore éviter. Mike Ladd trouve une émotion vocale sur la fin rythmique 2.0.




A la clarinette basse, Eric Rocher m'évoque à la Eric Dolphy dans son «God Bless The Child» hypnotique ou plus mélancolique le «Goodbye Pork Pie Hat» de Mingus, écrit à la mort de Lester Young en souvenir de son chapeau de dame patronesse anglaise dont il coupait les rubans.




Mike Ladd décrit sa «Morse Mama» sur la clarinette reprenant quelques notes d'une inquiétante musique de film sur les profonds cliquetis et signaux électroniques et voix lointaines du laptop venant d'autres planètes.

Dans «Breakdown», le laptop griffe comme des balafres de cordes, puis émet une rythmique lourde. La clarinette est elle-même un objet, Rocher tapant sur les clés et soufflée dans ses notes les plus basses. Même avec ces instruments ou cet instrumentarium très moderne et inouï, le but du Jazz reste le même: trouver des effets correspondants à ceux de ses partenaires dans l'improvisation!




Christophe Rocher utilise plusieurs types de clarinettes de la clarinette basse aux plus petites en ut, si bémol, mi bémol et sopranino en la bémol (la plus petite), passant de l'une à l'autre avec une dextérité telle qu'on les croirait, si l'on n'y porte pas attention, les voir s'escamoter, réduire et disparaître, mais les joue avec un jeu d'échos et de sourdines (de la main, entre les jambes) très moderne dans ce contexte très actuel!




A la fin, la tête du narrateur incarné par Mike Ladd explose d'une overdose de clones et de références en conflit intérieur et il se bouche les oreilles pour que plus rien n'y entre, et essaie de garder son cerveau dans sa boîte crânienne et conclut «cette fois je laisse mes yeux.»

Boréal Bee parle encore de ce qu'est déjà notre monde urbain mais prédit aussi l'enfer possible de notre futur possible, où nous serions poursuivis au rythme de chocs planétaires par des shériffs asiatiques pour consommation de «Dark Drop» dans un monde, une économie et une police complètement mondialisés. La réalité décrite dépasse 1984 d'Orwell (pour qui c'était loin, il est mort à la fin des années 40) que nous avons dépassé sans nous en inquiéter ou «Le Fond Du Ciel» de Rodrigo Fresan, pour citer deux romans d'anticipation, mais est à la fois plus proche de notre monde urbain. Il n'est pas aisé de rentrer dans cet univers, mais chacun y entre par brèches et par éclats, par les failles qui soudain semblent éclairer nos névroses d'un nouveau jour et nous prédire Notre Futur à chacun, pour nous permettre peut-être de l'éviter.

Jean Daniel BURKHARDT

Photos  Patrick Lambin